À LA VOILE EN PÉNINSULE ANTARCTIQUE

Deux mois de navigation, jusqu’en Baie Marguerite

En janvier 2023 j’embarque sur L’Île d’Elle, un voilier de 16 mètres pour une découverte au long cours de la péninsule Antarctique. Notre objectif est de descendre jusqu’en Baie Marguerite, pendant 2 mois. Cette immense échancrure au milieu des glaces, nommée par l’explorateur polaire Jean-Baptiste Charcot en hommage à son épouse Marguerite, est difficile d’accès, et très rarement atteinte par des voiliers.

Avec le Fonds de dotation Le Français, témoin des pôles (désormais Témoins Polaires) dont je suis l’un des administrateurs, nous avons noué un partenariat scolaire afin de partager la beauté, la richesse et la fragilité de cette région lointaine avec les plus jeunes.

Équipés d’appareils photos, de caméras, de jumelles et d’hydrophones, nous allons partager en temps réel la magie de ces terres australes grâce à des contenus immersifs. Chaque semaine, nous allons transmettre aux écoliers du contenu pédagogique sur la biodiversité, la glace, le climat, l’environnement…

Faire de la sensibilisation et de la vulgarisation scientifique pour la préservation des pôles

Ce partenariat tout droit venu des glaces était gratuit et ouvert à tous les écoliers du CE2 au CM2. Plus de 16 500 élèves dans 28 pays nous ont suivis !

Début janvier, l’équipage se retrouve sur les planches défoncées du Club Nautico d’Ushuaïa. L’Île d’Elle, un voilier de 16 mètres nous attend sagement amarré au quai. Il arbore des couleurs jaunes chaleureuses qui rappellent le soleil et les tropiques. Et pour cause, Jean-Yves, notre skipper, est venu directement avec depuis la Polynésie. Il a construit de ses mains ce qu’il appelle sa « maison flottante » en 2006. Il voulait son bateau rapide pour parcourir les océans du globe, résistant avec une coque en aluminium pour se frotter aux glaces et convivial. Son tirant d’eau faible lui permet de se faufiler dans les petites criques, ce qui est bien pratique en Antarctique lorsque le mauvais temps arrive. Bardé de bouts d’amarrage, de panneaux solaires et de bidons, c’est un véritable navire d’expédition, capable d’accueillir jusqu’à neuf personnes.

Cette fois, nous sommes sept. Il y a là (de gauche à droite) Ingrid Vanhée, spécialiste de la biodiversité et enquêtrice sur le monde sauvage, Jérémie Villet, photographe animalier multi-primé et Yaël Liebkind, une Suisse passionnée de l’Antarctique la nuit et actrice du monde social le jour. Jean-Yves Lepage, le skipper du bateau, marin au long cours et constructeur du voilier, Hubert Lagente, un ancien hivernant sur la base scientifique de Dumont d’Urville en Terre Adélie et Caroline Riegel, grande voyageuse et réalisatrice de documentaires. Un équipage éclectique âgé de 30 à 74 ans, mais dont les membres sont tous reliés par une même passion pour les pôles.

Après l’avitaillement du bateau et une ultime visio-conférence avec nos classes partenaires, nous prenons la mer le 7 janvier, au premier créneau météo, pour passer le mythique passage de Drake vers l’Antarctique. Ce détroit s’aborde avec beaucoup d’humilité : c’est en effet le point de rencontre des deux plus grands océans du monde où s’affrontent des masses d’eau et d’air ennemies. Quatre jours de mer et quelques haut-le-cœur plus tard, nous pénétrons dans un autre univers. Sur le pont, nous sommes ébahis par le spectacle qui s’offre à nous. Sous un ciel couleur zinc, chargé de nuages menaçants, une lumière filtrée éclaire des icebergs à la dérive. Ils prennent les formes éphémères de tours, d’arènes, de forteresses, d’immeubles… Transpercés par les rayons du soleil, la glace réfracte une couleur turquoise et la partie immergée des icebergs donne à l’eau un aspect bleu turquoise.

Le commandant Charcot aimait à répéter que ses expéditions avaient pour vocation de faire “œuvre utile”. C’est ce que je voudrais faire aussi avec les miennes, à ma modeste échelle. Pour cette aventure à la voile, je pilote ainsi un projet de sensibilisation pour le compte du Fonds de dotation Témoins Polaires, avec l’idée de faire connaître et respecter les pôles, symboles de la beauté et de la fragilité de notre planète. À bord, nous allons créer du contenu pour partager nos observations avec les plus jeunes. Équipés d’appareils photos, de caméras, de jumelles et d’hydrophones, nous transmettrons chaque semaine aux écoliers du contenu pédagogique sur la biodiversité, la glace, le climat, l’environnement… Des documents interactifs seront ainsi envoyés au fil de nos pérégrinations aux instituteurs. Régulièrement nous répondrons aux questions de nos aventuriers en herbe par téléphone satellite. Au total, c’est plus de 16 500 écoliers du primaire dans 28 pays qui vont suivre notre expédition.

Notre périple nous mène vers la côte ouest de la péninsule, et le long des îles Brabant, Anvers, Renaud, Lavoisier puis de l’immense île Adelaïde, 4 600 kilomètres carrés de glace et de monts enneigés où règne une impression de premier matin du monde. L’Antarctique a beau être un désert, c’est un désert très habité. La vie y grouille, littéralement, partout. Là, c’est un phoque de Weddell qui surgit au détour d’une plaque de glace, glissant dans l’eau devant notre étrave. Plus loin, c’est le ballet des sternes qui virevoltent au-dessus du mat. Puis une colonie de manchots qui s’affaire à grands cris et coups de bec à élever leur progéniture, le mâle et la femelle se relayant pour couver l’œuf, fabriquer le nid, comme dans une course contre la montre pour la survie de leur espèce.

De toutes ces rencontres, il y en a une notamment qui me marque. Alors que nous mouillons au large de l’île de Horseshoe, je décide de mettre à l’eau mon packraft (une petite embarcation gonflable). Alors que je navigue seul entre les icebergs, une grosse tête noire surgit devant moi. Un léopard de mer ! Plus gros qu’un phoque et pouvant peser jusqu’à 400 kilos, il est reconnaissable à sa tête de reptile et son cou allongé. C’est l’un des prédateurs les plus féroces de l’Antarctique. Pour se nourrir, il rôde auprès des manchots qu’il attrape avec vivacité et qu’il déchiquette avec ses dents. Pendant une dizaine de minutes, il tourne autour de moi sans jamais me quitter des yeux, faisant surface toutes les 30 secondes. Je sais que je suis à la merci de sa curiosité. Il ne me menace pas pourtant, il me teste. Il me renifle, me regarde. Un coup de croc dans le packraft, et je pourrais être à l’eau. L’espace d’un court instant, j’ai l’étrange sensation de devenir une proie. Un sentiment de vulnérabilité qui vous remet à votre juste place et qui vous rappelle qu’ici, l’Homme n’est pas chez lui.

C’est avec une pointe d’émotion que nous amarrons notre voilier L’Île d’Elle, à l’endroit exact où se trouvait 119 ans plus tôt, le navire Le Français du célèbre explorateur polaire Jean-Baptiste Charcot. De mars à décembre 1904, Charcot a effectué un hivernage dans une baie au nord de l’île Booth dans l’archipel Wilhelm. Une vingtaine d’hommes se sont employés à étudier les courants et marées, l’astronomie, le magnétisme terrestre, la géologie, la botanique et la zoologie… Un « F », comme Le Français, a été gravé dans la roche pour marquer leur passage. À leur retour en France, il furent accueillis en héros et publièrent 18 volumes de rapports scientifiques.

Après une escale à l’île Petermann, là où Jean-Baptiste Charcot a fait en 1909 un second hivernage, direction la base scientifique ukrainienne Akademik Vernadsky. 14 personnes y font des études de long cours sur la météorologie, la sismologie et la biologie. Nous sommes reçus très chaleureusement par l’équipe de scientifiques qui nous expliquent que la station n’a pas toujours été ukrainienne. Avant elle appartenait au Royaume-Uni et portait le nom de station Faraday. Elle a été cédée à l’Ukraine en 1996 pour £1 symbolique. Une des particularités de cette station, est qu’elle possède un bar ! À l’époque, on avait demandé à l’architecte de la station de construire une salle de réunion. Celui-ci a considéré qu’un lieu de convivialité sous la forme d’un bar était plus adapté. Alors il a construit un pub de toute pièce avec un billard, un jeu de fléchettes et des tabourets hauts, comme on peut en voir en Angleterre. Cela lui a valu un licenciement, mais son œuvre a survécu !

Naviguer à la voile en péninsule Antarctique demande aux navigateurs une vraie connaissance de la mer, de la météo et de la glace. Ici, il y a ni ports, ni secours en mer. Pour tenir dans la durée dans l’océan Austral, il faut trouver des petites baies et criques protégées pour se reposer et se prémunir des éléments qui peuvent être féroces et imprévisibles. Par solidarité, les rares marins se transmettent les coordonnées GPS de ces abris, ainsi que des croquis indiquant la profondeur des fonds et les contours des îles. Nous atteignons le mouillage de Mutton Cove. On y trouve la plus belle pelouse de l’Antarctique, bel accueil ! Ce sont en réalité des mousses et du lichen qui profitent du ruisseau d’eau de fonte pour pousser sur les rochers. C’est rare de voir du vert sur ce continent de glace. L’Île d’Elle se repose à flanc de falaise. La nuit revient peu à peu. À mesure que la saison avance, les jours raccourcissent et l’obscurité revient quelques heures la nuit.

Alors que nous naviguons au large de l’île Renaud, j’aperçois au loin un point rouge dans la roche. C’est intriguant, il n’y a pas (ou très peu) de traces humaines ici. On vérifie à la jumelle… c’est une énorme bouée rose ! D’après Jean-Yves, elle aurait pu se décrocher d’une ligne de pêche. Poussée par le vent et les courants, elle aurait terminé sa course ici, dans une faille rocheuse. Elle fait de l’œil à notre skipper, qui voit là un beau pare-battage. De notre côté, nous voyons cette bouée comme un bon gros déchet plastique. Alors nous mettons l’annexe à l’eau. Je prends la barre de l’annexe sous les yeux de l’équipage resté à bord. L’abordage est musclé, je débarque Jérémie en vitesse sur le caillou et l’observe depuis le zodiac se débattre avec cette grosse bulle rose. Elle est beaucoup plus imposante que prévu : elle mesure au moins 1,30 m de haut ! Fiers de notre sauvetage, nous hissons la bouée à bord et sous l’ordre du capitaine, nous la dégonflons pour qu’elle n’encombre pas le pont. Elle est devenue un court instant un superbe pouf pour observer la glace dérivante et sera certainement échangée ou vendue à notre retour à Ushuaïa.

Au terme d’un mois de mer, nous finissons par atteindre la baie Marguerite, après nous être frayé un passage à travers une minuscule porte d’entrée dans les roches en forme d’entonnoir, souvent prises par les glaces, et que les marins appellent le “goulet”. Mais cette année encore il a fait chaud en Antarctique. Le goulet n’a même pas gelé cet hiver. L’année 2022 a enregistré un nouveau et triste record : l’extension de la banquise australe a atteint son minimum historique depuis qu’existent les relevés satellite, passant pour la première fois sous les 2 millions de kilomètres carrés. Cette fragilité, ce caractère précieux de la vie qui se déploie ici, dans ce royaume de glaces, je n’avais fait que l’effleurer du doigt lors de ma première venue en Antarctique. Ce retour en Antarctique en voilier a fait plus que de me donner du temps pour m’adonner à la contemplation de toutes ces splendeurs. Il m’a ouvert définitivement les yeux sur l’importance qu’il y avait à faire tout ce qui était en notre pouvoir pour les préserver.

Retrouvez toutes nos actions de sensibilisation sur les sites internet du Fonds de dotation Témoins Polaire et de l’École des Pôles, ainsi que mon film en réalité virtuelle Marins des Glaces co-produit avec VisionR et le film L’Île d’Elle, réalisé par Hubert Lagente.

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